Premier acte
La Ville des maudits
1.
Un écrivain n'oublie jamais le moment où, pour la première fois, il a accepté un peu d'argent ou quelques éloges en échange d'une histoire. Il n'oublie jamais la première fois où il a senti dans ses veines le doux poison de la vanité et cru que si personne ne découvrait son absence de talent, son rêve de littérature pourrait lui procurer un toit sur la tête, un vrai repas chaque soir et ce qu'il désirait le plus au monde : son nom imprimé sur un misérable bout de papier qui, il en est sûr, vivra plus longtemps que lui. Un écrivain est condamné à se souvenir de ce moment, parce que, dès lors, il est perdu : son âme a un prix.
Ce moment, je l'ai connu un jour lointain de décembre 1917. J'avais alors dix-sept ans et travaillais à
Le soir qui devait changer le cours de ma vie, le sous-directeur du journal, M. Basilio Moragas, trouva bon de me convoquer peu avant le bouclage dans le réduit obscur, situé tout au fond de la rédaction, qui lui servait à la fois de bureau et de fumoir pour ses havanes. M. Basilio était un homme à l'aspect féroce et aux moustaches luxuriantes, qui détestait les platitudes et professait cette théorie qu'un usage généreux des adverbes et un emploi excessif des adjectifs étaient le fait d'individus pervertis et souffrant d'un manque de vitamines. S'il découvrait un rédacteur enclin à trop fleurir sa prose, il le mettait pour trois semaines à rédiger les notices nécrologiques. Et si, après cette purge, le personnage récidivait, M. Basilio l'affectait à perpétuité à la rubrique « travaux ménagers ».
Nous en avions tous peur, et il le savait.— Vous m'avez fait appeler, monsieur Basilio ? risquai-je timidement.
M. Basilio me lança un coup d'œil torve. Prenant cela pour un ordre, je pénétrai dans le bureau qui sentait la sueur et le tabac. M. Basilio ignora ma présence et continua de relire un des articles disposés sur sa table, crayon rouge à la main. Pendant plusieurs minutes, le sous-directeur mitrailla le texte de corrections, voire d'amputations, en proférant à mi-voix des grossièretés comme si je n'étais pas là. Ne sachant que faire, j'avisai une chaise rangée contre la cloison et fis mine de m'asseoir.
— Qui vous a dit de vous asseoir ? murmura M. Basilio sans lever les yeux du texte.
Je me redressai en toute hâte et retins ma respiration. Le sous-directeur soupira, lâcha son crayon rouge et se renversa sur le dossier de son fauteuil pour m'examiner comme si j'étais un déchet inutilisable.